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Des grimaces et des petitsplats
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6 décembre 2012

Chapitre 3

III

           Ce matin là n'avait rien d'extraordinaire. Nous nous étions levés tous les trois, bien avant toi. Nos matins se déroulaient suivant deux plans différents selon que tu te levais avant ou après nous.

           Dans le premier cas, une tension préexistait. Elle émanait en tout premier lieu de la fumée des cigarettes que tu fumais dès la première heure et qui enveloppait nos humeurs. Parfois, je me demandais, ou bien alors j'en étais sûre, qu'en réalité, tu étais resté là, assis de trois quart, le coude posé sur ton bureau près de la fenêtre aux rideaux jauni, à fumer et boire cafés sur cafés toute la nuit. En pénétrant le matin dans la salle à manger, je ne pouvais alors faire autrement que de te surprendre dans cette attitude et malgré l'habitude que j'avais de cette scène, chaque matin, je luttais pourtant pour éviter qu'un sursaut ne trahisse la retombée violente que me causait cette vision de ta réalité à la sortie de mes rêves. Je luttais encore pour sourire et pour mimer le plaisir que j'imaginais qu'une enfant devait, ailleurs dans des familles heureuses, éprouver chaque matin à retrouver son père. Je ne pense pas avoir jamais réussi à te convaincre. Tu n'aurais d'ailleurs pas été dupe même si mon plaisir avait été réel. Je lançais alors, tremblante, le rituel "sabah el kheir" de mon accent craintif, et sans authenticité. Tu répondais et la journée commençait alors telle une route étroite balisée par ma crainte de ta censure posée sur nos gestes et sur nos mots.  

            Dans le deuxième cas, notre journée s'amorçait prudemment mais dans un espace de liberté dont nous savourions les instants. Nous nous autorisions alors une respiration plus ample. Nos paroles, même chuchotées, échappaient à tes censures et pour tout autre observateur extérieur nous paraissions presque être des enfants de nos âges: vivants et créatifs.

            Ce matin là donc, nous étions levés avant toi.  L'air était presque respirable dans notre appartement vétuste. Aucun "sabah el kheir" écorché ne vint ternir notre élan d'enfants et il nous était permis un instant de faire semblant que tu avais disparu, nous laissant libres de vivre, de rire et de nous disputer. D'ailleurs, des disputes, comme dans toutes les fratries nous en avions, souvent, et par clans. Nous étions trois, et avec le recul, il me semble que l'enjeu caché de nos disputes avait toujours été de se l'approprier, elle, la petite, ta préférée.  Par moments, elle était mon alliée, et toutes les deux nous luttions contre lui, le garçon, et par moment elle était son alliée et ils luttaient contre moi, l'ainée. Parfois aussi, bien qu'assez rarement, un autre jeu de rôle se mettait en place et ce fut le cas ce matin là. Dans ce scénario, ils se disputaient tous les deux, elle la petite préférée, et lui le garçon, et moi, je faisais l'arbitre.

            Je ne sais bien sûr plus pourquoi la dispute éclata ce matin là, mais elle fut particulièrement retentissante. J'étais encore dans la salle de bain quand je les ai entendus crier tous les deux dans la cuisine. Effrayée à l'idée que leurs cris puissent te réveiller avant que j'ai pu m'assoir et savourer, en même temps que mon petit déjeuner, mon morceau légitime de tranquillité matinale, je me suis précipitée et je l'ai trouvé lui, en train de lui tirer les cheveux à elle. Je crois d'ailleurs que, dominée par cette inquiétude, je me suis mise alors à crier encore plus fort qu'eux.

            "Mais ça va pas! Arrêtez!

            -Mais ce n'est pas moi, c'est elle qui a commencé!"

            Je les ai séparés de force. On m'a tiré les cheveux aussi, dans la cohue qui s'en suivit, et même si je ne peux pas le jurer, je parierai que c'était elle. Elle ne disait rien, mais rendait coup pour coup avec une détermination presque animale. Je l'ai toujours trouvée un peu sauvage, et même lors de nos alliances, j'avais pris l'habitude de m'en méfier quand même un petit peu. Nous avions eu des histoires déjà, et ses réactions violentes m'avaient tant surprise qu'à vrai dire je la craignais aussi. De toutes façons, le fait même qu'elle ait eu cette capacité, que ni moi, l'ainée, ni lui, le garçon, nous partagions, de trouver si facilement grâce et indulgence à tes yeux, constituait une raison valable de la trouver étrange et de la soupçonner non pas exactement de complicité avec toi, mais d'une part non négligeable de responsabilité dans nos maux quotidiens.

            Il fallut un certain temps avant que le calme revienne et ne laisse place au dialogue. A ce stade je ne cherchais même plus à connaître les origines du mal. Je tentai de réguler ma respiration, de baisser le ton de ma voix, et de les entrainer tous les deux avec moi vers une zone de calme dans laquelle il aurait encore été permis d'espérer que tu ne te réveilles pas tout de suite.

            "De toutes façons, c'est toujours tout pour elle! Dit-il.

            -N'importe quoi! Rétorqua-t-elle. Et je remarquais que ses bras pendaient raides le long de son corps maigre, vêtu d'une robe large, et que ses deux poings nerveux étaient noués au bout.

            -Si, affirma-t-il, pourquoi t'as pas partagé le pain au chocolat?

            -T'en as déjà eu hier, je te signale!

            -C'est même pas vrai!"

            Je ne voyais plus d'issue, et le ton remontait. Alors, lâchement, je m'adressai à lui:

            -On s'en fout du pain au chocolat! Tu ne vas pas mourir pour ça non! C'est ta sœur, et elle est plus petite que toi, alors tu pourrais faire un effort et lui laisser ton pain au chocolat! On peut faire ça quand on est un grand frère, non?"

            Je sentis que cela ne lui plaisait pas. Son corps se crispa. Il me lança un regard qui disait combien il était révolté par ma traitrise. Mes mots au fur et à mesure que je les avais prononcés venaient de me faire l'effet d'un étrange plagiat de ce qui aurait pu être ton propre discours. Je l'avais ressenti, et lui aussi. Il baissa la tête, soupira et partit s'isoler dans sa chambre.

            "Fallait bien que tu prennes sa défense encore!" Murmura-t-il à mon intention. Je fis comme si je n'avais rien entendu et je lui jetais à elle un regard suffisamment appuyé pour lui faire comprendre que je ne pensais pas un mot de ce que je venais de dire et que si ce n'était pas pour éviter d'écourter ton sommeil je ne l'aurais pas défendue. Elle tourna le dos et s'en alla au salon, m'ignorant.

            Pourquoi avais-je prononcé ce discours? Je savais que cela calmerais le jeu. En parlant ainsi, je prenais ta place, je me faisais ton porte parole et j'invoquais ainsi ta violente présence comme un code entre nous trois qui leur rappelais à eux aussi qu'il existait au-delà, bien au-delà de leur dispute, ton autorité inflexible et terrible, et que devant elle, ils auraient su se calmer et renoncer à toutes leur revendications. Mais, ce n'était pas la seule raison. Paradoxalement, alors que toute mon énergie était dirigée vers le but de ne pas te réveiller, j'espérais que tu m'entendrais jouer le rôle de ta digne fille. Ou bien, non, je ne l'espérais pas, je voulais avant tout que tu continue à dormir encore, car ces quelques minutes de détente que j'avais anticipées avant leur dispute je les voulais vraiment. Je les voulais comme si ma vie en dépendait. Avais-je déjà conscience, à ce moment là, du fait qu'en réalité je ne m'étais pas adressée à toi mais à cette part de toi qui avait élu, depuis longtemps, domicile en moi et que j'avais accueillie comme un maître de bord vigilant, un juge des lieux tout puissant, un commandant de cérémonie pointilleux, même en ton absence, à ce toi dans mes fantasmes qui te ressemblerait assez et différerait du toi réel suffisamment pour briser, en rêve, la coque dure du désespoir de ne jamais te plaire qui était devenu un jour notre réalité?

            Il ne s'écoula pas un quart d'heure après la dispute de ce matin là, avant que tu ne te réveilles. Tu dormais sur un lit de camp, dans une partie séparée du salon, d'où nous pouvions te voir lorsque nous prenions notre petit déjeuner. Notre appartement avait seulement deux chambres et tu nous avais imposé leur partage. Les filles ensembles, et, lui, le garçon tout seul. On voyait d'abord bouger tes longues et maigres jambes, puis tes pieds se poser par terre, avant que le haut de ton corps émerge de sous ta couverture. Tu restais assis un instant, te frottais le visage avec les deux mains de cette façon dont le font les musulmans qui prient, puis tu nous regardais en attendant nos salutations. En général, au moins un "sabah el kheir" sur trois recevait ta désapprobation méprisante. 

            Ce matin là, pourtant tu n'as rien dit, tandis que nous attendions que tu reprennes nos accents et nos prononciations. Tu m'as regardée, moi, l'ainée et tu as déclaré:

            "Aujourd'hui, ma fille, je suis fier de toi! Tu as dit tout à l'heure quelque chose qui me fait penser que tu es une fille normale!"

            A ce moment là, il est évident que j'aurais dû me taire, te laisser poursuivre et prétendre de ne pas comprendre de quoi tu parlais. Hélas, mon cœur s'emplit d'une joie totalement démesurée. Moi, que tu avais nourrie si souvent de ton mépris et de ta déception, tu me disais aujourd'hui que j'étais parvenue à gravir les grades de ton estime! Quel âge avais-je au juste ce matin là? Je ne sais même plus parce que cette scène de ce matin là paraissant si particulier j'ai, en réalité, le sentiment que je l'ai vécue plusieurs fois déjà avant, et je sais que je la revivrais plusieurs fois encore, après. C'était peut-être dix ans ou bien douze ou bien quinze: encore un âge auquel je n'avais pas perdu l'espoir que l'on me rende un jour ton amour si inconditionnel de mes premières années qui s'était perdu en route vers ces dix ou douze ou quinze années plus tard. Alors, oui, l'émotion me submergea, me fit perdre l'équilibre et le souffle et pour bloquer les larmes qui menaçaient de me désobéir et prétendaient s'écouler de mes yeux, pour ne pas risquer de m'y noyer devant toi, j'ai levé ma tête d'enfant, j'ai repris ma respiration et j'ai dit:

            "Ah oui, c'est quand je lui ai dit d'être gentil avec sa petite sœur!"

            Dieu que ton regard, ton hochement de tête, tes yeux noirs, déçus, baissés vers le sol, ta main de géant que tu as passée sur ton visage en poussant un gémissement discret mais explicite m'ont fait mal, ce matin là! Dieu que j'ai regretté de n'avoir pas su me taire. En une phrase, j'avais échangé ce matin là ma peur de me noyer dans mon émoi contre une vive envie de m'enterrer muette dans le béton des murs de notre immeuble: une petite mort neutre et inodore propre à ne rien t'inspirer de plus qu'une indifférence contente.

            Que s'était-il donc passé? Avais-tu compris, comme lui, ton fils unique, le véritable mouvement qui m'avait conduite à prononcer plus tôt ces mots que j'avais moi-même reconnu comme quasiment les tiens? Avais-tu entendu que je ne les sentais pas? Tu n'as rien dit. Tu t'es levé, tu as commencé ta journée tandis que la mienne perdait là tout son élan, tandis que lui, ton fils, agitait devant mes yeux une moitié de pain au chocolat que lui avait cédé ta petite préférée en me lançant un regard noir, tandis, enfin, que je perdais là tout espoir de mériter à nouveau cette place à tes yeux qui m'avait été dérobée un jour il y avait déjà longtemps sans que je ne m'en rende compte et sans que je sache pourquoi.

           

 

 

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