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Des grimaces et des petitsplats
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6 décembre 2012

Chapitre 4

            Quelques jours après l'appel de son père, il arrivait encore à Awa d'y repenser, parfois dans sa voiture, parfois pendant les heures interminables de travail, parfois pendant la nuit lorsqu'elle se réveillait et ne pouvait plus se rendormir. Le plus souvent, elle se demandait juste pourquoi elle y pensait de cette façon. Depuis l'appel, sa vie avait continué, sans plus, sans moins, mais lorsque l'idée s'y infiltrait sa tête se comportait comme une cloche sous vide, remplie sur toute sa longueur de l'enroulement confus de sentiments inconfortables, déstabilisants et amers qu'elle ne parvenait pas à démêler.

            Dans le monde, libre, de la vie de "tous les jours", les pères avaient des rhumes. Cela arrivait. La plupart du temps leurs enfants adultes n'en savaient rien. Il pouvait arriver que pour un père d'un certain âge, et à certaine saison, les conversations familiales se focalisent autour du sujet sérieux des grippes et que les passions se déchainent autour de l'épineuse question de la vaccination. Awa pensait qu'un tel sujet pouvait créer de vraies divisions au sein des familles. Elle voyait bien une scène de repas dominical dans une famille normale et moyenne de France, où l'on aborderait ce problème. Il y aurait l'ainée, un peu altermondialiste, accusant les lobbies pharmaceutiques de vouloir à tout prix écouler leurs vaccins. Si elle était un peu provocatrice, elle proclamerait qu'on pouvait suspecter ces vaccins d'affaiblir les défenses immunitaires des patients et de les rendre plus vulnérables années après années aux épidémies de grippes dans le seul but de rendre la vaccination indispensable. Elle pourrait même aller jusqu'à crier au complot. Il y aurait aussi, pour lui donner le change, le frère cadet, courtier en assurance, sûr de lui, cultivé juste ce qu'il faut pour parer à ce genre de discours baba cool. Il parlerait de la grande épidémie de grippe espagnole, défendrait l'idée qu'on ne pouvait pas imaginer un complot assez vaste pour créer un carnage aussi gigantesque juste pour écouler des stocks de vaccins, à moins d'être totalement paranoïaque. Voilà des scènes qui lui paraissaient réalistes et normales. Elle était capable de les visualiser et n'y voyait rien de plus que des mots-le vocabulaire- et des idées qu'elle avait déjà vues paraitre hors des bouches et des esprits de ces gens normaux, sociaux, personnages de série télévisée, de romans, d'interviews de J.T., spectateurs pédants pseudo-attentifs du théâtre où elle tenait la caisse et l'accueil, tous coiffés, habillés et maquillés parfaitement selon la norme, mais, sous les traits d'aucun de ces héros de scènes ordinaires, elle ne parvenait à se retrouver. Dans le script de la "vie en général", elle ne voyait pas de scénario ni de dialogue pour dérouler les idées qui tournoyaient dans sa tête, car le rhume de son père, à elle, ne déclenchait pas ces lieux communs balisés. Il inventait des problématiques débordant largement du cadre statistique et qui gonflaient, enflaient, s'enroulaient les unes autour des autres en partant du centre de son crane jusqu'à ses extrémités, l'enfermant, elle dans un mutisme intérieur, prudent et inquiet.

            Parfois, mettre de l'ordre dans l'enroulement de ses idées nécessite l'assistance d'une oreille extérieure. Elle fit donc plusieurs tentatives.

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